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MÉMOIRES DU MARÉCHAL JOFFRE
de la guerre, manifestaient, à mesure que les jours pas-saient, leur inquiétude et leur manque de confiance dansles projets dont ils allaient avoir à assurer la réalisa-tion.
A l’angoisse qui, pour les raisons que je viens de dire,m’étreignait, venait s’en ajouter une autre qui n’étaitpas moindre : la Russie , notre fidèle et loyale alliée despremières années de guerre, s’effondrait dans le gâchis,le désordre et la révolution. Certains s’illusionnaient sur lesconséquences d’un changement de régime : on espéraitque ce changement galvaniserait les énergies, remettraitles hommes et les choses à leur place, et donnerait à la forcerusse l’occasion de se développer librement. Pour moi, larévolution qui commençait, marquait le début de la chutede ce grand peuple au fond d’un gouffre dont il n’était pasprès de sortir. Ce n’est pas en un jour qu’on éduque unecentaine de millions d’hommes incultes et qu’on leurapprend l’usage d’une liberté dont le nom lui-même devaitlui être étranger.
Certes, nos alliés russes avaient commis des fautes qu’ilsallaient expier. Dans l’ordre militaire, le seul dont j’aià m’occuper ici, la première et capitale erreur commisepar le malheureux empereur avait été le renvoi du grand-duc Nicolas. Si ce dernier était resté à la tête des arméesrusses, j’ai la conviction que les louches intrigues qui ontamené, en 1916, la catastrophe roumaine, ne se seraient pasproduites, et que les victoires de Broussiloff auraient eude glorieux et fructueux lendemains.
Il n’en restait pas moins que si, comme il fallait s’yattendre, la Russie achevait de s’effondrer pour un tempsplus ou moins long dans l’anarchie, tout un pan de laceinture qui encerclait les puissances centrales allait s’écrou-ler. Les Allemands et les Autrichiens, ayant les mainslibres en Orient, pourraient alors se retourner, ceux-cicontre les Italiens, ceux-là contre nous. Et cette considé-ration me faisait regretter, plus amèrement encore, quel’offensive franco-anglaise, au sujet de laquelle je m’étaismis d’accord avec le maréchal Douglas Haig , n’ait pas pu